Jean-Pierre Mispelon mars 2022.
article publié dans la revue Lâme Urbaine 2022 de l'association ENVAR portant sur le thème de l’urbanisme de rupture
De Rubaï (Roubaix) à Dubaï, voyage en rupturie.
Rupture(s), coupu
re(s), fracture(s), sont autant de termes qui n’appartiennent pas au registre d’une conception locale mais qui résultent d’un ordre supérieur, avec lequel l’urbaniste ne peut que composer. La seule vraie limite de l’urbain c’est la négation du rapport à la matérialité du lieu. Sans reconnaissance de notre limite corporelle, il n’y a pas d’humanité possible. Ainsi, aurais-je tendance à penser que la matérialisation d’une limite physique est l’essence du vivre ensemble. C’est l’acceptation de la différence qui rend l’échange possible. Faire de l’urbanisme c’est créer des limites, des tracés, ... Mais en explorant le parallélisme entre deux villes nouvelles que sont Roubaix (pointé une fois de plus du doigt par le texte de l’appel à piges !) et Dubaï emblème de prospérité... vient l’envie d’aborder une autre facette de la relation entre rupture et urbanisme, celle de la place jouée par l’urbain dans le temps
planétaire. Et si aujourd’hui la question n’était plus la rupture urbaine mais l’urbain comme rupture ?...
Quand comparaison n’est pas raison, mais que le cœur a ses raisons…
Le thème de l’appel à piges autour de « l’urbanisme de rupture » me gratouillait un peu. J’avais l’intuition que la rupture n’est pas que dans l’édification des barrières. Et en découvrant « Rubaï », ma ville natale, dans l’inventaire à la Prévert des archétypes de ruptures, je me suis mis en tête d’évoquer cette dernière, ville « nouvelle » dont la croissance s’est faite sur un temps resserré par le développement de l’industrie textile. Par le truchement d’une lecture (cf autre article de cette présente revue), et d’un jeu de mot (1) l’envie m’est venu
e de rapprocher cette rapide croissance urbaine de celle d’une autre ville emblématique de la croissance « contemporaine » (2) Dubaï. Ce rapprochement est d’autant plus intéressant que la dernière grande affaire médiatique qui a pointé du doigt cette bonne ville de Rubaï, portait sur le nombre de Djellabas au m2 comme indice d’effondrement urbain, ce que contredit à l’envie l’exemple Dubaïotte...
L’hyper-croissance urbaine comme rupture.
Rubaï s’est accrue de 85 000 habitants en 40 ans (40 000 habitants en 1860 / 125 000 en 1900). Les développements économiques et résidentiels y sont d’initiative privée, le premier sous forme d’immenses ateliers couverts, la seconde de petites maisons accolées tantôt en rue, tantôt en courées. Déracinement des populations, modification brutale de l’organisation du territoire, effacement des structures antérieures. Ainsi pour ne citer qu’un exemple, dans le cas de Rubaï, le Trichon, « rivière » locale, a-t-elle été recouverte et transformée en égout. Première rupture.
Dans un tel contexte, la dynamique économique ascendante porte le vivre ensemble. Si cette dynamique s’arrête, la « raison d’être » de la ville disparaît. Et le challenge de redynamisation est plombé par la reconversion des héritages vacants et souvent abandonnés, la marée de logements de mauvaise qualité et surtout la masse de personnes sans revenus. Car l’efficience d’un « fait urbain » est dans l’interaction des héritages historiques qui génèrent eux-mêmes des multiplicités de fonctions, d’offres de logement et ce faisant de populations. Seconde ruptu
re.
La fulgurance urbaine comme rupture.
Le rapprochement avec Dubaï a ceci d’intéressant que la rupture territoriale considérée dans la croissance rapide de la population en un lieu, est doublée ici d’une rupture dans l’échelle des chiffres. Car Dubaï passe quant à elle de 60 000 habitants en 1970 à 2 millions quarante ans plus tard, soit un accroissement d’environ 3000% comparé au 200 % de Rubaï entre 1860 et 1900. (3) D’autant que dans le même temps, alors que le développement des villes industrielles s’était fait en allant puiser la main d’œuvre dans les campagnes environnantes, l’ADN de cette ville de Dubaï a été de localiser en un point de la planète une population d’expatriés qui surfent sur les flux financiers. Le processus génératif repose donc sur un modelage géostratégique de la planète qui est en rupture avec les mécanismes de développement territorial que nous connaissons à travers nos politiques urbaines nationales « traditionnelles ». À Dubaï, cette fulgurance est la transposition en urbanisme de l’explosion du recours au pétrole extrait dans les déserts voisins. Mai
s plus qu’une oasis en zone désertique, cette métapole est également un spot planétaire, qui voit passer 16 millions de visiteurs par an et qui gère la moitié des actifs financiers mondiaux... C’est la rupture avec l’idée même de ville en tant que lieu de permanence, et comme pôle de référence du territoire qui l’entoure. Dubaï est une ville-monde au milieu du désert. Ici, la rupture est intégrale puisque le lien entre ville et territoire est totalement rompu.
La rupture dans une urbanité fractale, voir multifractale.
L’appel à piges renvoyait à des ruptures supposées être des perturbations dans un espace de type euclidien, c’est-à-dire observé du point de vue de ses continuités dans les différentes dimensions. Cet article conduit à explorer en parallèle deux réalités « urbaines » fort éloignées l’une de l’autre, même si chacune à leur manière, Rubaï et Dubaï, ont été ou sont des emblèmes de l’économie du moment.
Or l’observation simultanée des deux réalités nous conduit à toucher du doigt le fait qu’aujourd’hui l’urbanisme renvoie davantage à une géométrie de type fractale. En d’autres mots, le lieu est principalement défini par la perception qu’en a l’occupant ou l’acteur, avant d’être la partie d’un tout plus vaste.
Ainsi l’approfondissement des évolutions à Rubaï nous montrerait aisément comment l’image d’un lieu y existe indépendamment du tout et sous
l’influence de processus externes. C’est par exemple ce qui se passe quand une émission de télévision modifie une vision objective du lieu, et pouvant aller jusqu’à interférer sur le marché immobilier.
Symétriquement, l’analyse de la vie dubaïotte nous montrerait aisément qu’au sein de cette gigaville se trame une multitude de capsules d’urbanité indifférentes à l’organisation spatiale dominante.
Désormais il y a rupture si on pense l’âme de la ville au singulier.
Pour faire bref, une métropole n’est plus la somme de ses villes, une ville la somme de ses quartiers, et un quartier la somme de ses équipements ou logements. La ville du quart d’heure n’est pas exclusive de complémentarités métropolitaines. En un même point de Rubaï peuvent se conjuguer un référentiel économique ou culturel aligné avec celui de Dubaï, et une logique fonctionnelle héritée de son hospitalité industrielle. Ainsi, plus encore qu’on aurait pu l’imaginer, du point de vue urbain aujourd’hui, il y a rupture quand on prive le territoire de la multiplicité de ses facettes.
Désormais, l’âme de la ville est tout sauf singulière. La ville fractale a nécessairement une(des) âme(s) plurielle(s), renvoyant à des valeurs et des géométri
es diverses. Penser en urbaniste ce n’est plus seulement articuler les lieux ou les échelles. C’est aussi décliner les espaces et les modalités pour faire coexister des « univers » de dimensions variables. Dimension étant entendue comme système et non comme taille.
Car les villes ne sont pas à notre image, mais une partie de nous-mêmes. Nous ne vivons plus dans les villes mais ce sont les villes qui vivent en nous.
(1) Merci à Thierry de m’avoir fait découvrir le livre de Camille Ammoun, à ce dernier de l’avoir écrit, et à Elise d’avoir eu l’idée d’orthographier Roubaix avec le patronyme du graffeur Roobey.
(2) Le mot « contemporaine » est entre guillemets, car on peut se demander si la croissance dont il est question est une situation présente ou un héritage du siècle dernier. La contribution des villes à l’explosion démographique pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une investigation pour identifier le « point de rupture » de cette dynamique.
(3) Certes cette colossale progression de Dubaï en 40 ans intervient dans un contexte de doublement de la population mondiale (3,7 milliards en 1970 / 6,9 milliards en 2010), alors qu’à l’époque du développement de Rubaï, la progression de la population mondiale n’était que de 20% 1,4 milliards en 1850 pour 1,7 milliards en 1900).
Rupture(s), coupure(s), fracture(s), sont autant de termes qui n’appartiennent pas au registre d’une conception locale mais qui résultent d’un ordre supérieur, avec lequel l’urbaniste ne peut que composer. Ce vaste sujet ne se suffisant pas du cadre limité d’un article, j’ai préféré jouer sur le parallélisme entre deux villes nouvelles que sont Roubaix (pointé une fois de plus du doigt par le texte de l’appel à piges !) et Dubaï emblème de prospérité... et vous parler d’un livre passionnant.
Rentrant de Dunkerque, j’avais à mon agenda une soirée de Citéphilo qui traitait de « la ville mise en récit », où intervenait Thierry Paquot que j’ai toujours plaisir à écouter. Il n’était pas trop tard pour m’y rendre…
Ce soir-là, la vraie rencontre fut celle d’un auteur et de son livre, OUGARIT de Camille Ammoun aux éditions Inculte.
Si j’en dis deux mots ici, c’est parce que ce roman raconte l’histoire d’une mission à Dubaï d’un urbanologue nommé Ougarit, mais surtout parce que cette mission consiste à trouver « l’âme urbaine » de Dubaï !
Ce roman est magnifiquement documenté, et pour cause, l’auteur, Camille Ammoun, né à Beyrouth, a vécu 10 ans dans cette ville surgie de nulle part. Il est aussi précis sur le métier et les méthodes de l’urbaniste que l’on reconnaît aisément derrière la dénomination d’urbanologue.
Mais cet ouvrage extrêmement plaisant à lire, n’a rien à voir avec un rapport de mission. On y met en scène des personnages dignes des meilleurs polars. L’auteur ayant vécu à Paris, réussit à entrelacer des ambiances urbaines et les clichés de villes millénaires avec la froideur des immeubles dubaïotes.
Il y a surtout cette tension autour de la recherche de l’âme de la ville, qui s’entrecroise avec l’épaisseur des personnages, et qui est transcendée par cette référence à un recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges baptisé EL ALEPH, bouclant ainsi la triangulation entre les trois continents que sont l’Asie, l’Europe et l’Amérique (du sud). Crédit : OUGARIT de Camille Ammoun aux éditions Inculte.
Le talent littéraire de l’auteur a réussi à associer la quête de l’âme urbaine à celle d’un « Aleph » qui symboliserait le point de convergence qui résumerait toute une ville. Et dans sa dextérité à manier la symbiose, il tient son lecteur en haleine autour de la recherche de cet objet mythique, profitant même de l’occasion pour digresser sur les rapports de pouvoirs entre sécurité et culture dans l’exploitation des valeurs urbaines.
P337 : « …/… un objet à la fois matériel et immatériel. Un objet qui est aussi une pratique, une ascèse, une discipline, un art. Un objet qui est à la fois la cause et l’effet, fini et infini. Un objet qui peut être ici et ailleurs en même temps…mais pas partout. … /…
(L’illustration est la couverture d’une édition en russe de la nouvelle de Jorge Luis Borges, mais seule la lecture du roman peut vous donner les clés du choix de cette image !)
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